Introduction

Selon Viviane Redding, « l’expression États-Unis d’Europe se prête le mieux à être largement acceptée et à décrire pertinemment l’état final auquel l’Union européenne doit accéder. » Au fil de l’histoire, nombreuses personnalités ont discuté la création des États-Unis d’Europe, parmi lesquelles George Washington, Napoléon Bonaparte et Giuseppe Mazzini. Cependant, la formule initiale d’une Europe unie a été rendue par l’écrivain français Victor Hugo (1802 - 1885) à partir des années 1840.

Pour saisir cette idée ambitieuse, on doit toutefois l’analyser dans le contexte du XIXe siècle, imprégné des événements néfastes, auxquels Victor Hugo même a été témoin : les souventes guerres franco-allemands, son exil sur les îles britanniques de la Manche causé par son opposition au régime de Napoléon III, l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne à la fin de la guerre (1870 – 1871) ainsi que son engagement à faire démarrer la Troisième République.

Dans de telles circonstances, il est évident que Victor Hugo désirait la paix et la démocratie en Europe. Il a été donc un des premières intellectuelles à proclamer la notion d’États-Unis d’ Europe et a développé cette idée dans des textes politiques, des discours et des lettres. Au cours des années, Hugo a poursuivi ce but avec ambition démesurée. Comme il était fils d’un général napoléonien, sa vision européenne était militaire, dans le sens où il imaginait des conquêtes, une France victorieuse et souveraine sur l’Europe. Mais principalement c’était une vision politique, qu’on peut considérer prédéterminante pour la fondation de l’Union Européenne de nos jours. Les conséquences ?

« Victor Hugo […] a été mêlé à maints débats politiques, un penseur qui n’écoute que sa conscience, qui peut se tromper, mais qui se situe en dehors des débats politiciens ou matérialistes. De nos jours l’unification européenne est devenue un enjeu d’ordre hautement politique, financier, commercial par rapport auquel les questions humaines sont parfois reléguées au second plan. Elles sont pourtant essentielles et rien ne vaut une vision de poète pour en faire sentir l’urgence. » (Wilhelm 2005:253)

Dans ce texte, je vais aborder la question des États-Unis d’Europe dans l’œuvre de Victor Hugo, en suivant le fil de ce projet ambitieux dès le début dans les années 1840 jusqu’à son mise en œuvre de nos jours. De plus, je vais essayer de fournir des réponses aux questions s’il était vraiment un prophète de son temps et si son idée a un caractère tellement utopique.

Les voyages, racines de l’idée européenne

L’esprit explorateur de Victor Hugo l’a porté loin en dehors de sa patrie. D’emblée, il a accordé une attention particulière aux zones-frontières. Dans ses romans de jeunesse il ancre l’action en Norvège (Han d’Islande, 1823), en Saint-Domingue (Bug-Jardal, 1826) et même en Orient (Orientales, 1829). Ainsi, il aborde l’Europe par ses marges géographiques et mit en question les notions de territoire et de frontière. De plus, ses nombreux textes de voyages font preuve de ses expériences et impressions, mais seulement un d’entre eux a été publié en 1842, notamment Le Rhin. C’est dans ce texte ample que Hugo donne contour pour la première fois à l’idée d’une Europe unie.

Pour Hugo, le Rhin symbolise le paysage-histoire de l’Europe, qui sépare et unifie en même temps. Il exprime le rôle de ce fleuve au moyen de la métaphore d’un « arbre gigantesque qui dessine le cœur de l’histoire européenne, de ses empires, de ses nations et de son union à venir. » (Savy) Hugo voit dans le Rhin une entière unité géographique et historique qui toutefois n’est pas rattachable à une seule nation, mais qui appartient à toute l’Europe. Dans son texte, il note :

« [Le Rhin] c’est un noble fleuve, féodal, républicain, impérial, digne à la fois d’être français et allemand. Il y a toute l’histoire de l’Europe considérée sous ses deux grands aspects, dans ce fleuve des guerriers et des penseurs, dans cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond qui fait rêver l’Allemagne. »

Dans a conception hugolienne, ce fleuve est le seule témoin de toutes les événements qui ont marqué l’Europe.

« Circulation, commerce, modernité d’une Europe des bateaux à vapeur et bientôt des chemins de fer, caractérisent aussi ce Rhin. […] Lieu de passage obligé des armées, des hommes et des richesses, enjeu stratégique dans l’histoire européenne : le Rhin du voyageur, paysage historique et symbolique, devient le centre politique de l’Europe à venir. » (Savy)

Pour toutes ces raisons, c’est dans cette région que la civilisation européenne devrait prendre racine et se développer. Néanmoins, l’histoire nous apprend que la France n’a pas repris le Rhin, mais ça n’a pas diminué l’espoir de Victor Hugo. « Je désire encore le Rhin pour la France… » a-t-il déclaré le 2 août 1870. Par ailleurs, la question des frontières naturelles en Europe forme, d’un part, la base des relations franco-allemandes, et d’autre part le raison des guerres qui ont éclaté dans les prochaines années.

En somme, l’œuvre Le Rhin constitue la phase naissante des États-Unis d’Europe, un concept que Victor Hugo va développer dans son discours tenu au Congrès de la Paix en 1849.

Le discours au Congrès de la Paix en 1849

Victor Hugo a été choisi par Richard Cobden et Giuseppe Mazzini pour présider le premier Congrès de la Paix tenu à Paris, dont la séance inaugurale a eu lieu le 21 août 1849. Dans ce cadre, l’écrivain français a prononcé l’allocution d’ouverture. Conscient d’être cette fois en communion avec son auditoire et de bénéficier d’un public acquis d’avance, il en a profité pour répondre à ceux qui à l’Assemblée législative ont osé se moquer de ses « idées naïves ». En poursuivant son rêve, Hugo était toujours animé par une grande ambition de marquer l’histoire par un grand acte portant sa signature.

États-Unis d’Europe… Ce terme englobe très bien l’idée hugolienne. D’une première vue, on observe que c’est une adaptation des États-Unis d’Amériques. Ils ont servi de modèle pour Victor Hugo, qui a emprunté d’eux la forme constitutionnelle démocratique et fédérale et le système bicaméral, concepts qu’il voulait appliquer en Europe. Le substantif pluriel dénote qu’il s’agit d’une alliance d’états distincts, et pas d’un état-pouvoir. Ces états doivent être unis, unité qui repose sur la paix, et le dialogue sociale. Enfin, le nom d’Europe dénote le lieu de déroulement de ce projet.

L’Europe moderne serait celle des États-nations, qui démontrerait l’aptitude de l’état national à appliquer les nouvelles idéologies et formes sociales. Une nouvelle phase dans l’histoire de l’Europe commençait – que nous vivons aujourd’hui.

« On demeure stupéfait devant cette capacité hugolienne à élucider l’avenir, non point par l’analyse rationnelle mais par la projection poétique. » (Kahn 2001:870)

Enfin, de ce discours impressionnant on peut extraire les notions-clés suivantes :

La paix

Ce mot sacre pour Victor Hugo apparait 15 fois dans son discours et indique, par ailleurs, que cette notion est le but suprême à atteindre par les états et les peuples. À cette occasion, il a invoqué la garantie de la paix en Europe :

« Messieurs, cette pensée religieuse, la paix universelle, toutes les nations liées entre elles d’un lien commun. […] Bas les armes ! vivez en paix ! […] Voyez que de découvertes il fait sortir du génie humain, qui toutes vont à ce but, la paix ! »

C’est une vision démocratique, nécessaire pour cette époque, qu’il a encore renforcé en proposant le suffrage universel et un grand sénat souverain pour l’Europe. Mais le point essentiel reste l’idée de la diversité, c’est-à-dire que les états et les peuple doivent conserver leurs caractéristiques culturelles, même s’ils se fondent dans une unité supérieure. Au Congrès il énonce :

« Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. »

D’ici la devise européenne « Unie dans la diversité », affermie dans le traité constitutionnel de l’Union Européen, conclu en 2003. C’est une façon lumineuse de penser qui montre que les états européens peuvent et doivent former un tout harmonieux et fonctionnel, permettant en même temps l’enrichissement symbolique par l’échange culturel.

Le christianisme

Selon Victor Hugo, l’Europe ne pouvait se passer de religion, et ça en dépit de sa position anticléricale. Ainsi que pour lui la paix n’était concevable que si les hommes se considéraient comme frères issus d’un même Dieu créateur. Or, encadrer un projet politique d’une telle envergure, comme était la création des États-Unis d’Europe, dans un contexte religieux, était assez problématique. Ce n’est pas surprenant que cet approche a attiré l’hostilité de nombreux hommes politiques qui l’ont considéré déplacé ou inopportun et, par conséquent, a retardé sa mise en œuvre.

Le dialogue social

Les États-Unis d’Europe régis par des principes de la fraternité chrétienne et de la solidarité socialiste étaient seulement une étape dans la pensée de Victor Hugo. Dans son esprit, l’Europe ultime devrait générer la République universelle. Son rêve ne se limite toutefois à une alliance des nations souveraines qui ressoudent les conflits à travers le dialogue ; il envisage même une fusion des nations historiques dans une grande nation européenne, dont le destin serait similaire au ce de la France.

« Et ce jour-là, vous vous sentirez une pensée commune, des intérêts communs, une destinée commune ; vous vous embrasserez, vous vous reconnaîtrez fils du même sang et de la même race ; ce jour-là, vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous serez un peuple ; vous ne serez plus la Bourgogne, la Normandie, la Bretagne, la Provence, vous serez la France. Vous ne vous appellerez plus la guerre, vous vous appellerez la civilisation ! […] sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne. »

Dans ce concept vaste du dialogue social on peut inclure aussi l’idée de la liberté économique. En fait, la certitude que la liberté économique consolide les libertés civiles est typiquement anglo saxonne. Traditionnellement, l’esprit français n’en fait pas confiance. Michel Viegnes donne une explication claire de cette position politique : la gauche la voit comme un ennemi de la classe, et un part de la droite la considère une forme dangereuse d’internationalisme, qu’aurait menacé la souveraineté et même l’identité de la France.

Les partenariats

Avec l’Allemagne

Cette idée pèse lourde dans la vision européenne de Hugo. L’Europe, désormais, se conçoit pour lui en terme de collaboration harmonieuse entre les vieilles nations autrefois ennemies (l’Allemagne et la France). Cependant Hugo reste français dans ses convictions et déclarations, comme on le voit à deux idées.

Premièrement, l’Europe devrait avoir deux piliers essentiels : la France et l’Allemagne. Il ne prend donc pas en considération les extrêmes géographiques : l’Angleterre (représentant les injustices d’un régime despotique) et la Russie (les dérives de l’ultralibéralisme économique).

Il maintient la vielle idée française des frontières naturelles, en vertu de laquelle la rive gauche du Rhin est d’office français. Par cela, Hugo entendait dédommager la Prusse par les territoires situés dans la Nord-Est de l’Europe, action qui aurait impliqué le rattachement du Grand-Duché de Luxembourg à la France. En fait, c’est le plus contesté aspect de son projet, car il perd de vue le principe de l’autodétermination des peuples ou, alors, il leur prête des préférences politiques qui ne sont pas leurs. Toutefois, il faut analyser cette idée dans le contexte de l’histoire de la France qui en 1815, lors du Congrès de Vienne, avait vu un moment son intégralité menacée.

D’ici, on peut interpréter la revendication de Victor Hugo comme un reflexe plutôt défensif qu’offensif. D’ailleurs, il est clair que ses tentatives diplomatiques ont préparé le terrain en vue de la réconciliation franco-allemande.

Avec les États-Unis d’Amérique

Le discours du Congrès de la Paix et également ses autres textes politiques révèlent le nationalisme de Victor Hugo. Ainsi, à un regard d’ensemble il paraît que par les partenariats forts avec d’autres états il cherchait à remplacer le nationalisme individuel par le nationalisme européen. Ceci n’était pourtant pas le cas. Il se tourne vers le grand Ouest et envisage déjà des solutions pour faciliter leur coopération.

« […] l’Amérique, de son côté, aidant l’Europe, savez-vous ce qui serait arrivé ? La face du monde serait changée ! les isthmes seraient coupés, les fleuves creusés, les montagnes percées, les chemins de fer couvriraient les deux continents, la marine marchande du globe aurait centuplé, et il n’y aurait plus nulle part ni landes, ni jachères, ni marais ; on bâtirait des villes là où il n’y a encore que des écueils ; l’Asie serait rendue à la civilisation, l’Afrique serait rendue à l’homme ; la richesse jaillirait de toutes parts de toutes les veines du globe sous le travail de tous les hommes, et la misère s’évanouirait ! »

Le choix des États-Unis d’Amérique pour modèle européen repose sur plusieurs facteurs. Premièrement, à cette époque ils étaient les seuls pays du monde réunis dans une confédération et devenus plus tard une fédération d’états individuels, souverains et différents. En outre, les États Unis d’Amérique avaient la seule démocratie consolidé du monde, exactement ce que Victor Hugo souhaitait pour l’Europe.

Cependant, faire de l’Europe une copie fidèle des États-Unis d’Amérique était indésirable, car il y a des caractéristiques qui bien distinguent les peuples européens des américains. L’histoire du Vieux Continent a fourni des valeurs et des droits fondamentaux spécifiques, qui rejettent la peine de mort, par exemple.

Le but qu’il poursuivait était la propagation des bienfaits de la civilisation, donc une vision pacifiste et démocratique, possible seulement avec l’aide des influents États-Unis d’Amérique. Victor Hugo avait reconnu le développement rapide du nouveau continent et le rôle potentiel qu’il jouirait dans les affaires européennes. Le désir de se raccorder aux États-Unis d’Amérique était une position assez moderne pour ces temps.

« Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d’Amérique, les Etats-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! »

En dépit de ses efforts au cours des années, ses espoirs ont été cruellement déçus par la défaite française dans a guerre franco-prussienne de 1870. En conséquent, son patriotisme a été lésé, mais pas son européanisme. Par contraire, Hugo a continué d’insister sur son idée ambitieuse en trois autres occasions mémorables :

  • Dans une lettre ouverte intitulée Aux Allemands il a proposé aux ennemis de faire la paix sur des nouvelles bases.
  • Il a adressé une lettre à des amis politiques belges, datée le 5 juin 1871, dans laquelle il a écrit: « Il n’y a ni belges, ni français ; il y a les États-Unis d’Europe. Il y a la République universelle. »
  • En 1871 les Serbes se sont emportés contre l’Empire ottoman d’Achmet Pacha et leurs protestes ont débouchés sur une crise dans les Balkans. C’est dans ce contexte que Victor Hugo a fait un appel « Pour la Serbie » :

    « Ce qui se passe en Serbie démontre la nécessité des États-Unis d’Europe. […] Ce que les atrocités de Serbie mettent hors de doute, c’est qu’il faut à l’Europe une nationalité européenne, un gouvernement unique, un immense arbitrage fraternel, la démocratie en paix avec elle-même. »

En somme, quelle conclusion peut-on tirer d’ici? Hugo était avant tout un écrivain et c’était toujours en écrivain qu’il pensait et agissait sur la scène politique. C’est plutôt grâce à son talent littéraire qu’à son savoir-faire politique qu’il a animé ses discours et a suscité l’intérêt pour le projet des États-Unis d’Europe.

Les États-Unis d’Europe : Un projet utopique ?

Dès la première présentation, le projet des États-Unis d’Europe a été regardé avec scepticisme. Son créateur a été catalogué comme « utopiste », « pauvre fou » ou « rêveur », qui devrait garder ces idées exagérées pour ses romans. Même Jean Gaudon, son interprète à la fois, a déclaré :

« L’univers de Victor Hugo n’est pas conceptuel. Il pense principalement en images. Dans ses discours, les mots et les idées deviennent des tremplins pour son imaginaire. » (Viegnes 2005)

Quels étaient donc les points faibles de ce projet quand même ambitieux qui ont suscité l’incrédulité du public ? Tout d’abord, comme Viegnes (2005) observe, Hugo ne prend pas la peine de décrire les institutions qui dirigeraient cette nation continentale. Ainsi, il reste artistique dans ses idées qui sont laissées sous forme d’ébauche, esquissées en grands lignes.

De plus, l’écrivain façonne l’idée d’une Europe unie sur un concept utopique : la Paix. Hugo rêve d’une Europe pacifiée, d’un monde dépourvu de guerres, ainsi que le Congrès de la Paix de 1849 était l’occasion idéale pour insister sur ce point. Dans ce cadre, il a lancé :

« Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. […] comme les causes de guerre s’évanouissent avec les causes de souffrance ! […] ces cent vingt-huit milliards donnés à la guerre, donnez-les à la paix ! Un jour viendra où vous ne vous ferez plus la guerre, un jour viendra où vous ne lèverez plus d’hommes d’armes les uns contre les autres ! »

Autrement dit : Hugo croit fortement qu’une Europe unie mettrait fin au nationalisme, à la corruption, au militarisme, au cléricalisme et surtout à la peine de mort. Or, à cette époque là comme à présent, un monde sans conflits est inimaginable. Même si, entre-temps, on a abouti la réconciliation franco-allemande, la paix idéale imaginée par Victor Hugo est loin d’être réalisée.

Un autre aspect dubitatif est le rôle principale que la France jouissait en Europe. C’est vrai qu’à cette époque-là « être patriote pendant la Révolution française, c’est conquérir l’Europe » (Savy 1997:4) Victor Hugo suivit le raisonnement que si la France va bien, l’Europe ira bien. Cette position supérieure qu’il assume à la France a décéléré la réalisation du rêve européen.

On peut dire que pour le rêveur d’une Europe unie et d’une République universelle, l’Idée primait par rapport aux faits. Par conséquent, vues d’une perspective actuelle, ses idées semblent artistiques, laissées sous forme de projets utopiques. Toutefois, Hugo était conscient des remarques qu’on lui adressait à propos de son projet européen. Pour répondre aux critiques, il conclut Le Rhin comme suit :

« Utopie, soit. Mais qu’on ne l’oublie pas, quand elles vont au même but que l’humanité […] les utopies d’un siècle sont les faits du siècle suivant. »

Controverses

Comme chaque idée révolutionnaire au cours de l’histoire, la vision européenne de Victor Hugo n’a pas été absoute de controverses.

Ainsi, le discours du Congrès de la Paix n’a pas échappé les critiques de l’Union Populaire Républicaine à l’égard de ses références à l’Évangile, à la Providence et à Dieu mais aussi aux vertus de la colonisation.

  • Premièrement, ce texte a été interprété comme une propagande politique, réalisée par le principe de marketing « du prescripteur » ou « du leader d’opinion ». Puisque les œuvres de Victor Hugo sont inclus dans le programme scolaire en France, ils servent donc le but de rendre les enfants et les adolescents sensibles au programme européen.
  • La deuxième interprétation entend par les « États-Unis d’Europe » le triomphe universel du christianisme dans le monde entier. Les critiques soutiennent cette idée en évoquant l’épisode du Congrès de la Paix, quand Victor Hugo a initié son discours en disant aux participants :

    « Vous venez tourner en quelque sorte le dernier et le plus auguste feuillet de l’Evangile, celui qui impose la paix aux enfants du même Dieu. »

Quelques lignes plus bas, il consolide sa perspective religieuse en disant fortement :

« Cette pensée religieuse, […] l’Evangile pour loi suprême […] est-elle une idée réalisable ? Moi, je réponds avec vous, je réponds sans hésiter, je réponds : Oui ! »

  • En continuant avec la lecture du discours de Victor Hugo, on trouve une autre idée controversée, notamment la colonisation blanche de la planète. L’écrivain exprime clairement la supériorité blanche (c’est-à-dire d’Europe et des États-Unis d’Amérique) sur les autres peuples et cultures, considérés barbares.

« Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d’apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie ! […] l’Asie serait rendue à la civilisation, l’Afrique serait rendue à l’homme ! »

À partir de cette perspective, il fixe le but de d’« élargir sans cesse le groupe civilisé » et de « donner le bon exemple aux peuples encore barbares ». En fait, cette proposition audacieuse n’est pas restée sans suite. En 1853, précisément quatre ans après le Congrès de la Paix, Napoléon III a commencé les démarches pour la colonisation de la Nouvelle Calédonie. Toutefois, il semble que ce ne suffisait pas pour « rendre l’Afrique à l’homme », ainsi qu’au cours des années suivantes l’Empereur a fondé le port de Dakar et a acquis la côte du Gabon, finalisant ainsi l’intrusion de la France en Afrique de l’Ouest. Dans le même esprit, la France s’est alliée avec le Royaume-Uni entre 1858 et 1860 dans le but de mener des expéditions punitives en Asie, pour la « rendre à la civilisation ». En somme, ca permet d’affirmer sans exagérer que le modèle hugolien des États-Unis d’Europe est eurocentrique.

  • L’interprétation du discours va plus loin et voit dans les États-Unis d’Europe imaginés par Victor Hugo une voie contre-révolutionnaire. Dans le texte source, le poète exclame :

« […] la richesse jaillirait de toutes parts de toutes les veines du globe sous le travail des hommes, et la misère s’évanouirait ! Et savez-vous ce qui s’évanouirait avec la misère ? Les révolutions ! […] Oui, je le dis en terminant, l’ère des révolutions se ferme, l’ère des améliorations commence. »

En conclusion, le célèbre discours de Victor Hugo est quand même un texte complexe, dans lequel des idées révolutionnaires s’enchaînent rapidement. À une lecture attentive et avec un changement de perspective, on observe le projet européen sous une autre lumière.

Références au discours de Victor Hugo

Le fameux discours tenu par Victor Hugo au Congrès de la Paix en 1849 a inspiré beaucoup de personnages de la scène politique internationale. En diverses occasions, les hommes politiques ont tenu à rendre hommage à cet écrivain emblématique.

  • Le premier ministre de la France, Lionel Jospin, a déclaré le 18 février 2002 : « Victor Hugo a développé une vision prophétique des États-Unis d’Europe. Le message de paix et d’unité que nous a laissé Victor Hugo doit continuer d’inspirer le projet européen. Pour que l’Union européenne, sans rien perdre de son ambition, s’élargisse à d’autres pays. […] Tout en parachevant son unité, l’Europe doit offrir au monde un modèle, fondé sur la paix, la démocratie, la solidarité et le pluralisme. Un homme né il y a deux cents ans a su ouvrir ce chemin. A nous, aujourd’hui, de le poursuivre ».

  • À l’inauguration de l’exposition « Victor Hugo, l’homme océan » le 19 mars 2002, le Président de la République, Jacques Chirac, a mentionné dans son discours « la belle et troublante idée de l’Europe » de Victor Hugo.

  • Dans son discours tenu à l’occasion de la Cérémonie de clôture du concours « Les combats de Victor Hugo » le 9 mars 2002, le Président socialiste de l’Assemblée nationale, Raymond Forni, a évoqué « l’idéal de liberté qui inspira chacune des luttes [de Victor Hugo] pour les États-Unis d’Europe. »

  • Le 25 novembre 2003, le premier ministre français Jean-Pierre Raffarin a tenu un discours devant l’Assemblée Nationale avec le but de persuader les députés de voter un projet de loi qui permettrait la ratification du Traitée d’Athènes. Dans ce contexte-là, Monsieur Raffarin a cité le fameux discours de Victor Hugo : « La prédiction de Victor Hugo au Congrès de la Paix de 1849 s’est réalisé : « un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne. »

  • Le 6 juillet 1989 Mikhail Gorbatchev, président du Soviet suprême de l’URSS et secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, a exprimé sa vision de l’unification européenne au sortir du XXème siècle et a évoqué le discours de Victor Hugo au Congrès de la Paix. Toutefois, entre Gorbatchev et Hugo il y avait un désaccord sur un point essentiel : l’homme d’État russe ne voulait pas abandonner le principe du « respect du droit souverain de chaque peuple de choisir librement le régime social (prémisse primordiale d’un processus européen normal. » (Frank 2008:210)

Survie de l’utopie hugolienne

La vision européenne de Victor Hugo a marqué le cours d’évolution de notre continent. Au fil du temps bon nombre de personnes se sont faites l’écho de ses idées.

  • En 1860 Charles Lemonnier a lancé à Genève l’hebdomadaire « Les États-Unis d’Europe », dans lequel il reprend les idées de Victor Hugo.

  • Le fondateur du mouvement paneuropéen, Richard N. Coudenhove-Kalergi, a établit en 1924 le périodique « Zeitschrift Pan-Europa », dans lequel il a mentionné Victor Hugo parmi les penseurs de l’Europe unifiée. Dix ans plus tard, il a organisé à Vienne une journée paneuropéenne, dont le mot de la fin comportait la lecture d’un extrait du discours prophétique de Victor Hugo au Congrès de la Paix de Paris en 1849.

  • Le Congrès Européen de 1927 a eu lieu à Vienne. Dans cet esprit, en 1929 le ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand, a soumit à la Société des Nations un projet de Confédération européenne.

  • Anne Beffort a fondé l’association des Amis de la Maison de Victor Hugo à Vianden en 1937.

  • En 1993 Françoise Chenet-Faugeras organise à Thionville et à Vianden un colloque sur « Victor Hugo et l’Europe de la pensée ».

  • À l’occasion des 200 ans de la naissance du poète, l’année 2002 a été proclamée « année Victor Hugo ».

  • De plus, on apprend que Victor Hugo connaissait bien les villes Strasbourg, Luxembourg et Bruxelles, grâce à ses voyages fréquents. Destiné ou non, ces trois villes font aujourd’hui fonction de capitales européennes.

Conclusion

Qu’est-ce qu’il est resté de la vision européenne de Victor Hugo dans la conscience collective Française aujourd’hui, 129 ans après sa mort ?

On trouverait étonnant que certaines prédictions du poète, utopiques à l’époque, sont devenues réalité : l’unité monétaire, la disparition des frontières dans l’espace Schengen ou la réconciliation entre la France et l’Allemagne. Jean-François Kahn a bien observé le caractère prophétique de Victor Hugo :

« On demeure stupéfait devant cette capacité hugolienne à élucider l’avenir, non point par l’analyse rationnelle mais par la projection poétique. » (Kahn 2001:878)

Une fois, l’écrivain français a déclaré : « Je voudrais signer ma vie par un grand acte, et mourir. Ainsi, la fondation des Etats-Unis d’Europe. » Révèle cette affirmation une sincère volonté de faire progresser l’Europe, où justement une ambition personnelle de s’inscrire dans l’histoire ? En tout cas, rétrospectivement Victor Hugo peut être assuré que par ce « grand acte » il a signé non seulement sa vie, mais l’histoire. À partir d’ici, quelles voies s’ouvrent à nous ?

« Puissions-nous préparer un XXIe siècle aussi heureux que le poète imaginait déjà le XXe. » (Franck 2005:270)

Bibliographie

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  • KAHN, Jean-François (2001). Victor Hugo, un révolutionnaire (pp. 867-878). Paris : Librairie Arthème Fayard.
  • WILHELM, Frank (2005). Les États-Unis d’Europe, une vision de poète? La réponse de Victor Hugo (pp. 253 - 270). In : BRIDEL, Yves (2005). L’Europe et les francophonies. Bruxelles.
  • Écrits sur l’Europe : Hésiode, Hérodote, César, Strabon, Lucien, Théophane, Porphyrogénète, Liutprand, A. Commène, Machiavel, L’Abbé de Saint-Pierre, Rousseau, Voltaire, Victor Hugo, Nietzsche, Paul Valéry, Conseil de l’Europe, Robert Schuman (1963). Paris : Seghers.
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  • Les « pères » de l’Europe : Victor Hugo. http://education.francetv.fr/videos/les-peres-de-l europe-victor-hugo-v104357 [page consultée le 29/06/2014]
  • Communiqué de presse de la Commission Européenne - SPEECH/12/796 08/11/2012. Viviane Reding. Les États-Unis d’Europe: pourquoi est-ce maintenant qu’il nous les faut ? http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-12-796_fr.htm?locale=FR [page consultée le 28/06/2014]
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